Samir Bajrić, Université de Bourgogne
“L’insoutenable légèreté de l’oral”
Apte à avoir droit de cité en linguistiques énonciatives, la notion de légèreté émerge et perdure au sein de la langue parlée. Ses aspects définitoires convergent, à quelques nuances près, vers une série de termes et concepts que retiennent divers modèles interprétatifs en sciences du langage : « loi du moindre effort » et « économie du langage » (A. Martinet), « mots-phrases incomplets » ou « phrasillons logiques » (L. Tesnière), « prosiopèses » (O. Jespersen), « inachèvements » et « manifestations spontanées de la langue parlée » (C. Blanche-Benveniste), « incomplétudes énonciatives » (D. Leeman-Bouix), « surprenante uniformité foncière » (G. Guillaume), etc. Ainsi circonscrite, la problématique en question renoue avec la double essence de la faculté langagière que constituent la langue et la parole saussuriennes, tout en accordant à celle-ci une propriété particulière (plus ou moins) étrangère à celle-là. Ce qui différencie le scripteur du diseur, c’est la possibilité (d’aucuns parleraient de nécessité) de ce dernier d’appréhender l’acte de langage et la communication en optant pour des faits d’énonciation jugés sommaires, inachevés et, somme toute, légers. Si, comme l’enseignait G. Guillaume, la langue est « un ensemble de choses qui sont permises dans le discours », l’oral jouit d’une permissivité non calculée, non assujettie aux (contraignantes) lois de l’exhaustivité énonciative. Enfin, s’il est (encore) vrai que le code écrit « dénature la langue et détruit la mémoire » (Socrate), l’étude de la légèreté de l’oral s’octroie une opportunité nouvelle de repenser nos capacités d’expression et de compréhension du monde.
Jean-Claude Beacco, Université Sorbonne nouvelle-Paris III
“Encore la grammaire : que faire ?”
La question « grammaire et enseignement » est toujours centrale dans les pratiques quotidiennes où les activités grammaticales sont encore très présentes. Mais il n’est pas aisé de modifier des pratiques bien établies où domine la démarche d’exposition des élèves à une description extérieure déjà constituée. De même pour les contenus enseignés (la description du français), qui reproduisent une grammaire ordinaire et consensuelle, non problématisée et qui ne tient pas compte des acquis des recherches en linguistique du français. Ces inerties pédagogiques ne sont pas surprenantes, mais on peine à les faire évoluer, y compris dans les formations initiales, vers des pratiques, sinon plus efficaces du moins plus claires.
A partir de ce constat, on propose ici quelques objectifs modestes, comme ceux, par exemple, d’essayer de tirer parti de la créativité grammaticale des enseignants, aussi vivace que leur attachement à la tradition. Celle-ci se fonde largement sur leurs pratiques contrastives spontanées, sur leur connaissance du capital métalinguistique de leurs apprenants(acquis durant leur grammaticalisation en langue première/langue de scolarisation) et sur celle des erreurs récurrentes et prévisibles de ceux-ci. Cette expertise peut les conduire à proposer des descriptions inédites, parce que contextualisées. Celles-ci ne sauraient résoudre tous les problèmes mais elles peuvent au moins assurer une meilleure réflexivité grammaticale.
Jean-Claude Beacco est professeur émérite de didactique des langues et des cultures à l’université Sorbonne nouvelle-Paris III. Il est entré en didactique en 1978 (au BELC), a suivi bien des moments de son histoire, à laquelle il a contribué par plus de 160 articles et ouvrages publiés (dont un numéro récent (181) de « Langue française », 2014). Conseiller pour l’Unité des politiques linguistiques du Conseil de l’Europe (depuis 1998), il est membre fondateur du groupe recherches « Grammaires et contextualisation » GRAC° http://www.univ-paris3.fr/grac-grammaires-et-contextualisation–155234.kjsp
Nenad Ivić, Université de Zagreb
“L’Ouverture au manque:
«Le Nom sur le bout de la langue» de Pascal Quignard”
«Le Nom sur le bout de la langue» de Pascal Quignard réunit, dans un volume, un conte et un traité, un récit fictionnel et un essai. L’un et l’autre, chacun à sa façon, se rapportent à ce que l’on pourrait appeller l’acte de création. Qu’est-ce qu’un acte de création? Che cos’è l’atto di creazione? (Giorgio Agamben). Redoutable question métaphysique, liquidée et banalisée par la doxa des études littéraires qui la transforme en technique, mais posée, enchantée, conjurée toujours de nouveau par l’écriture: moment de suspens ou monde mis entre parenthèses, Gorgone immobilisant celui qui la regarde ou Orphée se tournant vers Eurydice sur le seuil de l’Hadès, l’acte de création renvoie toujours, à travers l’amour (l’éros), au fini et à l’infini, à la disparition et à l’apparition de la vie. Dans la duplication authentique de la vie dominée par la technicité, il est l’irruption de l’inauthentique, le clinamen, la possibilité impossible d’une actualisation des sens qui n’aboutissent pas dans la signification. Gorgone précipitée frôlant, sur les portes de l’Enfer, Eurydice ramenée, il est apparition disparaissante et disparition apparaissante, certitude de l’incertain et incertitude du certain, souffrance désirant le manque lancinant et jouissance abolissant la plénitude jouissive: le monstre contemplant sa monstruosité en oeuvre. Monstruosité qui rouvre, oeuvre, opère le partage primordial entre le physique et le métaphysique, la philosophie et le mythe, la fiction et la critique, l’opinion et la vérité.
Pascal Michelucci, University of Toronto
“De quelques usages de la structure romanesque dans l’extrême contemporain : Delaume, Jauffret, Haenel”
Plusieurs travaux de narratologie récents, regroupés sous l’étiquette commode de « narratologie post-classique », ont souligné les utilisations non-intuitives et même paradoxales des structures narratives. L’étude serrée de la métalepse, de la narration paraleptique ou de l’anti-récit ont ainsi pu étendre la compréhension purement linguistique du récit dans ses prolongements logiques et philosophiques. Cette communication vise à explorer l’utilisation, dans la période immédiatement contemporaine, de la structure du roman à des fins de dénaturalisation de la narration, en vue d’obtenir de puissants effets de lecture. Chloé Delaume, dans J’habite dans la télévision (2006), Régis Jauffret dans Asiles de fous (2005) et Yannick Haenel dans Jan Karski (2009) ont exploité de façons originales et différentes la structure romanesque et proposé des textes qui illustrent avec force les pouvoirs de la fiction tout en optant pour des structures narratives inattendues. Qu’apporte cette dénaturalisation de la narration dans le champ de l’extrême contemporain, notamment par rapport à l’impératif qui y est fait au romancier d’écrire « avec le soupçon » ?
Jacques Moeschler,
Université de Genève, Département de linguistique
“Pragmatique du discours et structure du discours”
L’intrusion de l’analyse du discours dans le domaine de la linguistique, depuis les années soixante-dix, a créé une ouverture conceptuelle et théorique importante, mais aussi beaucoup de confusion. Les modèles linguistiques de structure du discours se sont principalement développés autour de la théorie des actes de langage, avec une hypothèse discutable : le discours est un objet linguistique, et la cohérence est au discours ce que la grammaticalité est à la phrase.
Dans le domaine francophone, ce n’est que dans les années 80 que l’influence des théories pragmatiques (Gricéenne et post-Gricéenne) a modifié les contours de l’analyse du discours (Moeschler & Reboul 1994, Moeschler 1989, 1996). Dans Moeschler & Reboul (1998), nous avons montré que la cohérence n’est pas une propriété définitoire du discours, et que la notion de structure du discours ne peut être démontrée, pour des raisons liées à la méthode réductionniste définissant l’activité scientifique.
A l’inverse de la linguistique du discours, la pragmatique du discours a pour pour objet la question suivante : comment la compréhension globale du discours peut-elle à la fois être basée sur la compréhension de ses parties (énoncés) et de principes pragmatiques généraux, à savoir être compositionnelle et non-compositionnelle. Nous appliquerons les principes d’une théorie de la compréhension des énoncés au discours, défini comme une suite non-arbitraire d’énoncés, en montrant comment l’interprétation globale est le résultat de l’interaction entre informations linguistiques et information non-linguistiques. Nous illustrerons ces thèses à l’aide des temps verbaux et des connecteurs pragmatiques du français.
Julio Murillo Puyal, Universitat Autònoma de Barcelona
“Iconicité entre macro-motricité et proprioception
dans la structuration de la matière phonique
en phonèmes et prosodèmes”
Roland Barthes soulignait la polysémie des déverbaux construits avec le suffixe –tion, qui désignent à la fois l’action que réalise le verbe, et le résultat de cette action.
La distinction rejoint la dichotomie ergon/energeia (Humboldt), et le terme structuration n’échappe pas à l’exigence méthodologique de prendre en compte la différence entre les deux acceptions. Dans le champ de la didactique, c’est évidemment la valeur dynamique du terme qui est à retenir : c’est la notion de structuration plutôt que celle de structure qui fonde la méthodologie structuro-globale (Rivenc).
Pour ce qui est de l’oral, le processus de structuration consiste à construire les « formes » –les symboles que sont les phonèmes — à partir de l’appréhension poly-sensorielle des manifestations phoniques de la parole.
Cette démarche sémiotique est bien rendue par la notion d’iconicité (Peirce) qui désigne le processus iconique entre « l’immédiateté de ce que peut éprouver notre chair » et le symbole (Mª Giulia Dondero). L’intervention du sujet communiquant s’avère ainsi incontournable.
Les principes et les procédures de la Méthode Structuro-Globale et Verbo-Tonale s’inscrivent dans cette perspective, et traduisent un changement radical de paradigme pour ce qui est de la didactique des langues et de l’épistémologie de la linguistique. Les valeurs de la langue parlée (Guberina) permettent d’optimiser la structuration des indices. L’analyse de l’iconicité entre macromotricité et tension – valeur proprioceptive (Renard) — illustre et conforte l’efficience de la démarche.
Raymond Renard, Université de Mons
“Structurer pour faire sens”
Structurer le sens implique de reconnaître la complexité de la réalité, toujours redondante. Si la redondance n’est pas perçue en sa totalité, l’attribution du sens ne correspond qu’à une vérité partielle.
En fait, la perception se faisant au niveau du cerveau, elle est conditionnée par les innombrables facteurs constitutifs de l’identité culturelle de chacun, ce qui tend à simplifier la réalité en globalisant l’ensemble ou les sous-ensembles perçus.
En langage oral, le phénomène est pareil selon qu’il s’agit du locuteur ou de l’interlocuteur : le choix et/ou le dosage des moyens expressifs dépendent des individualités, des circonstances et de la nature de la communication. L’ensemble complexe et redondant est capté ou structuré globalement en fonction du sens. Le fonctionnement de cette activité structurante est « en grande partie inconscient » (Bally). En outre, entre en jeu un autre élément personnalisateur : la fonction symbolique du langage, qui dote les mots d’une dynamique connotative.
Il faut mettre au crédit d’un des membres le plus illustres de la Faculté des Lettres de Zagreb, Petar Guberina, d’avoir proposé une méthodologie des langues en tous points conformes à la conception structuro-globale de l’élaboration du sens exposée ci-dessus, car elle vise avant tout à faire reconnaître et mobiliser la polysensorialité des apprenants, favorisant en cela leur saisie du sens, et leur créativité.
Olivier Soutet, Université Paris-Sorbonne
“Les métaphores de la structure”
Cette communication vise à examiner la métaphore de la structure dans le discours linguistique. Si, très généralement, la notion de structure revoie à une conception de la langue comme système construit, et cela à des niveaux multiples (la grammaire scolaire a l’habitude, par exemple, d’inviter l’élève à faire la construction d’une phrase), en revanche les modalités de cette construction font l’objet de métaphores secondes : l’enchâssement en est une, qui a connu un succès certain dans le cadre générativiste. Dans notre communication, nous nous intéresserons à deux métaphores assez spécifiques d’un structuralisme particulier, celui que développe G. Guillaume dans ses Leçons et publications (notamment Temps et verbe et les Prolégomènes à une linguistique structurale) : celle de l’architectonique et de la (psycho)mécanique, la langue étant conçu comme une mécanique signifiante.
Ingrid Šafranek, Université de Zagreb
“Le poème des origines ou le tournant poétique dans le
«sonnet le plus commenté du monde»”
Dans l’ aura du premier romantisme, de la théorie esthétique de Baudelaire et du symbolisme, au carrefour entre Une saison en enfer et les Illuminations, le fameux sonnet «Voyelles» représente le clivage dans l’ oeuvre de Rimbaud et la plaque tournante de sa vision poétique. Il est certes «mythique», mais n’ est ni aussi mystique ni par trop hermétique comme sa légende l’ a voulu. Il n’ est non plus «humain, trop humain» selon la lecture réductrice inverse. Il est métapoétique au deuxième degré: en même temps que le crédo poétique de son oeuvre implosive et dynamique, il est la métaphore réalisée de l’ esthétique symboliste et l’ allégorie de ce tournant linguistique et poétique qui sera désormais la marque du modernisme des époques à venir.
termes-clefs: «Voyelles», tournant linguistique et poétique, esthétique cryptée, langage, structuration et au-delà.
Dražen Varga, Université de Zagreb
“Relatifs comparés”
Tout ce qui est pertinent sur le plan du contenu trouve, à notre avis, son reflet formel ; et tout ce qui est pertinent dans la parole a sa base dans le système de la langue. Pourtant, la parole, réalisation d’un système linguistique, ne devrait jamais être exclue d’une analyse de ce système formel et abstrait.
Une recherche comparée des propositions relatives dans les idiomes romans ainsi que dans quelques idiomes créoles dans la formation desquels a participé une composante romane importante, que nous prenons ici à titre d’exemple, nous a montré que certains idiomes, parmi lesquels le français, se détachent des autres par une spécificité : la distinction entre une forme particulière du pronom relatif pour la fonction du sujet et une autre, différente, pour les autres fonctions, à savoir celle de complément (opposition entre qui et que en français). La correspondance des formes du pronom interrogatif français (par ailleurs distribuées selon la répartition animé / inanimé) amène à une interprétation problématique des subordonnées introduites par le subordinateur ce que.
Reste à savoir, et c’est la question que nous poserons, dans quelle mesure certaines notions de l’étude de la parole, sémantique ou pragmatique (la qualification et la deixis, en particulier) peuvent nous aider à résoudre les problèmes de l’interprétation des structures syntaxiques.