Conférenciers pléniers

Paul Bouissac (Université de Toronto)

« Le système pronominal français: entre logique et passion »

Il semble bien que toutes les langues disposent d’ un système de pronoms mais aussi que ces systèmes varient d’une langue à l’autre. Il est donc intéressant d’examiner la spécificité d’une langue par rapport au système de pronoms qui la caractérise. Ces systèmes sont soumis à des contraintes logiques et culturelles qui permettent d’articuler le discours sur le contexte social de la communication linguistique. Mais dans la mesure où le système des pronoms nécessairement implique la subjectivité et l’altérité, il se trouve soumis de ce fait même à l’affectivité. Le propos de cette communication est d’explorer les interférences qui se manifestent dans le discours entre l’ordre logique et culturel, d’une part, et l’ordre affectif, d’autre part. L’hypothèse formulée en conclusion sera que la dimension affective du système pronominal du français n’est pas moins systématiquement structurée que sa dimension logique et culturelle.

 

 

Jacques Cortès
(Professeur émérite de l’Université de Haute Normandie,
président du GERFLINT)

« Affectivité et Langage »

Je souhaiterais aborder la question de l’affectivité et de la subjectivité dans le langage selon trois niveaux :

1er niveau : Usage courant : tout message est porté par  une constellation sémantique déterminant sa valeur (ou force locutoire, illocutoire et perlocutoire) ;

2ème niveau : linguistique : « Dès qu’on ouvre la bouche, on est dans la métaphore » (selon une formule de Louis Porcher). Se placer dans la métaphore, c’est entrer dans le domaine des connotations.

3ème niveau : didactique : «  A chaque différence de sens correspond nécessairement une différence de forme quelque part dans le message » (Georges Mounin). C’est à peu près cela qu’on trouve, par exemple, dans la stylistique de Charles Bally qu’on peut considérer comme le fondement historique de l’énonciation.

Programme abondant que je souhaite évoquer de façon simple à partir d’exemples parlants, et sans jargon excessif

 

 

Raymond Gevaert (vice président de la FIPF)

« De l’étude contrastive de corpus oraux et écrits à l’optimisation de l’enseignement de la grammaire en FLE »

Des travaux d’analyses de fréquence, menés par une équipe de chercheurs de l’Université Catholique de Leuven (Belgique) et de Paris X-Nanterre, sur des corpus oraux (35 h d’enregistrements vidéo de conversations de francophones et de non francophones) et écrits (plus de 300 articles de journaux français et 30 romans français contemporains) ont permis de dégager des résultats remettant en question des idées reçues quant à l’enseignement-apprentissage de certains sujets grammaticaux tels: le questionnement, l’emploi des pronoms personnels compléments, l’emploi du conditionnel et subjonctif, l’accord du participe passé, l’emploi des semi-auxiliaires, du passif, etc. Ces résultats permettent de reconsidérer et de redynamiser l’enseignement-apprentissage de la grammaire en FLE en dégageant des priorités et des parcours didactiques.

Nous présenterons et illustrerons les résultats de ces analyses et esquisserons les implications didactiques permettant de rendre plus efficace l’enseignement-apprentissage de la grammaire du FLE dans une perspective notionnelle – fonctionnelle.

 

 

Nenad Ivić (Université de Zagreb)

« Voile, voiler, dévoiler le transport: qu’est qui passe à travers le texte? »

Le substantif transport, selon Littré, signifie, entre autres choses: action par laquelle on transporte quelque chose ou quelqu’un d’un lieu dans un autre; mouvement violent de passion qui nous met hors de nous-mêmes; enthousiasme. Passion de transport, transport de passion: quelque chose se retrouve en-deçà et au-delà, ménage un conduit, un canal qui est la scène, la scénographie du transport. Texte, conduit, affect, affectivité: le texte nous transporte en transportant l’affect. Transport du transport: le secret de la littérature de l’indicible dit, du rideau-voile, du voilement et du dévoilement, de Brantôme à Tocqueville, de Virgile à Quignard.

 

 

Jacques Moeschler (Université de Genève)

«  Subjectivité et langage : l’exemple du présent historique »

Il est bien connu depuis les travaux de Banfield (1982) et de Reboul (1992) que l’une des manières d’exprimer la subjectivité dans la fiction est le style indirect libre. Dans le style indirect libre, le point de vue d’une troisième personne est accessible sans que pour autant ses paroles ou pensées puissent être dites prononcées. Si l’absence d’un locuteur semble leur enlever tout caractère subjectif, ces énoncés ont en réalité toutes les caractéristiques des énoncés exprimant une subjectivité : phrases interrogatives et exclamatives, présence de déictiques temporels, de termes subjectifs… Le travail fondateur de Banfield a montré que dans le style indirect libre la subjectivité peut être associée à une troisième personne et qu’elle n’implique pas la présence d’un locuteur. Reboul a poursuivi ce travail pour montrer que le style indirect libre n’était pas réservé à la troisième personne, mais pouvait être réalisé en première et deuxième personne.

Dans un article très intéressant, Schlenker (2004) oppose style indirect libre et présent historique sur deux réalisations du contexte de la parole (contexte of speech): le contexte de l’énoncé (context of utterance) et le contexte de la pensée (context of thought). Son idée est que les temps verbaux sont interprétés relativement au contexte de l’énoncé dans le SIL, alors que les indexicaux le sont dans le contexte de la pensée ; en revanche, dans le présent historique, ce sont les indexicaux qui seraient interprétés dans le contexte de l’énoncé, et les temps dans le contexte de la pensée.

Nous partirons de cette analyse et des critiques que lui adressent Reboul & Tahara (2010) pour montrer que le présent historique reflète une propriété d’usage que les temps verbaux généralement séparent : l’expression de la narration et de la subjectivité. Nous montrerons que le présent offre une solution intéressant en ce qu’il permet l’expression de la subjectivité dans la narration, par opposition aux temps du passé qui sont soit subjectif mais non-narratif (imparfait), soit narratif et non-subjectif (passé simple) (Moeschler et al. 2012).

 

 

Julio Murillo Puyal (Universitat Autònoma de Barcelona)

«  Du fait de style au fait de langue :
une approche verbo-tonale de l’interrogation »

Envisagées dans une perspective pédagogique, les descriptions linguistiques qui ont été obtenues en adoptant des points de vue formalistes « nous ont appris beaucoup de choses sur les langues mais ne conviennent pas » (Guberina). L’enseignement-apprentissage des langues ne peut, en effet, se satisfaire d’analyses qui renvoient au plan de la langue exclusivement, ne prennent pas en compte la parole,  et fassent l’impasse sur l’intervention du sujet communiquant.

Saussure soulignait déjà à cet égard que « rien n’entre dans la langue sans avoir été essayé dans la parole ». Or la parole est au premier chef un objet phonique de communication entre interlocuteurs, et qui est déterminé par des facteurs d’ordre biologique, physiologique et psychologique. Elle apparaît ainsi comme l’expression la plus achevée de l’affectivité, laquelle se manifeste dans  la composante stylistique du langage, tout spécialement, à l’oral, par l’intonation.

Dans cette perspective, la modalité énonciative interrogative présente un intérêt tout particulier du point de vue pédagogique : d’une part elle est un exemple prégnant de la dimension biologique des langues (Kristeva) et, d’autre part, sa réalisation présente des caractéristiques spécifiques qui constituent un exemple éclairant du passage du plan stylistique  au plan de la langue, du plan affectif au plan fonctionnel.

Des procédures didactiques ad hoc concernant la modalité énonciative interrogative peuvent dès lors contribuer à ce que, comme l’a exigé la méthodologie structuro-globale dès ses premières formulations,  loin d’être exclue de la démarche d’enseignement-apprentissage, l’affectivité du sujet communiquant soit efficacement mise à profit, et ce dès le début de l’apprentissage.

 

 

Claudine Olivier (Université de Lyon 3)

La subjectivité particularisante des interjections (Olivier, 1986 etc.), se présente comme liée à un sujet parlant en tant que particulier manifestant une émotion, dans des conditions non reproductibles, et non en tant qu’utilisateur contraint de “l’appareil formel de l’énonciation”.

Seront abordés, d’après la Grammaire Voix-Corps (Olivier, 2007, 2008) et la Théorie du Balancement (Olivier, trav. en cours) :

– les positionnements corporels et prosodiques du sujet parlant et la façon dont la plasticité de l’interjection lui permet de marquer sa différence en tant que personne physique par rapport à son/ses interlocuteur(s) ;

– les propriétés associatives (loi d’associativité, connexion, adossements) et sémiotiques de l’interjection.

La marge de manoeuvre de celui qui parle reste réduite : il est confronté, avec l’interjection, à une unité de langue tout à fait conventionnelle dont il doit s’approprier le fonctionnement. Les propriétés variationnelles posturales-prosodiques, mais aussi combinatoires, de l’interjection, découlent d’une conventionnalité bien rodée, permettant stratégie et simulations, alors qu’elle se donne pour une expression spontanée “arrachée par la situation” (O.Ducrot).

Il apparaît donc nécessaire :

– d’y accorder un soin tout particulier dans l’activité de traduction ;

– d’intégrer l’apprentissage du jeu interjectif à l’enseignement d’une langue : cette unité de langue est en effet un lieu ludique intéressant pour approcher la langue maternelle et étrangère, qui permet à l’apprenant de se manifester immédiatement en tant que sujet parlant. Et en tant que “corps parlant”, de faire siennes les attitudes corporelles-vocales et prosodiques appropriées pour cette langue, et de s’y sentir à l’aise.

MOTS-CLES : Grammaire Voix-Corps, Théorie du balancement, interjections, connecteurs, signal linguistique, corps parlant

 

 

Raymond Renard (Université de Mons)

«  La langue revisitée, enrichissement anthropologique »

Depuis Saussure et son disciple Bally, on a pu assister à ce que j’ai appelé lors de Francontraste 1 un changement de paradigme linguistique, dont la primauté à l’oral constitue l’élément essentiel.

L’objet de la présente communication est de montrer en quoi la didactique révolutionnaire des langues mise en œuvre par P. Guberina et P. Rivenc au milieu du siècle dernier a véritablement exploité avec une efficacité remarquable – au point d’en valoriser des aspects inédits – une conception originale du langage humain.  Loin de la vision classique de la langue réduite à un lexique et une description phonétique et morphosyntaxique renfermées dans un dictionnaire et une grammaire construits sur le modèle des langues mortes, ce qui était désormais mis en évidence, c’étaient toutes ces valeurs liées au vécu, donc à la subjectivité et à l’ensemble des phénomènes de la vie affective.

La réussite de la didactique structuro/globale ne peut s’expliquer que par l’importance qu’elle a accordé à tout ce qui est véritablement consubstantiel à la personne humaine : son imaginaire, ses émotions, ses habitudes perceptives, l’expression de ses sentiments et de ses réflexions, en lien permanent avec sa nature corporelle.

Cette conception de la didactique des langues va bien au-delà de l’objectif éducatif.

En parfaite conformité avec la fonction symbolique du langage, qui implique elle aussi l’appréhension du sens par approximations successives, elle dote la langue d’une fonction nouvelle.

Insérée dans la logique du vivant, alimentée par la subjectivité de chacun, et l’affectivité, responsable de la diversité des individus, au cœur de leur spiritualité, source des valeurs et de l’éthique, la langue est devenue l’instrument essentiel de réalisation du vivre ensemble.

 

 

Olivier Soutet (Université de Paris IV – Sorbonne)

«  Je entre particulier et universel »

Notre réflexion procède d’un emploi assez atypique de je dans un exemple comme

Céline L.-F., Voyage au bout de la nuit, 1932

On peut dire qu’on en a eu alors de la fête plein les yeux ! Et plein la tête aussi ! Bim et boum ! Et boum encore ! Et que je te tourne ! Et que je t’emporte ! Et que je te chahute ! Et nous voilà tous dans la mêlée.

Tout en revenant sur l’étude que nous en avions déjà donnée dans la Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 2010, 37 (ce tour –systématiquement de niveau familier- peut être globalement inséré dans la catégorie des matrices phrastiques visant à exprimer un énoncé exclamatif, ce à quoi contribue, notamment, le recours à que ; le et, qui l’ouvre dans la majorité des occurrences attestées, invite à interpréter ledit énoncé comme conclusif d’une séquence textuelle complexe ; les pronoms personnels  sont d’emploi très contraint : je, systématique dans un tel contexte, ne saurait y être interprété ni comme référant  à l’instance locutrice, ni comme référant à l’instance énonciatrice ;  le pronom régime, non systématiquement de deuxième personne, doit être analysé comme un datif éthique) pour en modifier certains analyses , nous souhaiterions réfléchir sur les implications sémantiques d’un tel emploi de la première personne quant à la nature de la subjectivité dont elle est porteuse.

 

 

Mirna Velčić-Canivez (Université de Lille)

«  Dé-subjectiviser le langage »

Depuis la publication du célèbre article de Benveniste,
« De la subjectivité dans le langage » (1958), les études des formes que la langue met à la disposition du locuteur se multiplient sur le terrain des sciences du langage. On constate des apports théoriques importants dans différents domaines de recherche : pragmatique, théorie des actes de langage, du point de vue, polyphonie linguistique etc. Sont concernées également l’analyse de discours et la théorie du récit littéraire avec leur intérêt pour le discours et l’acte autobiographique, mais aussi, plus récemment, la sémantique et le lexique avec une recherche poussée des verbes de sentiments, des noms et adjectifs d’émotion. Les travaux de C. Kerbrat-Orecchioni et de son équipe de recherche à l’Université de Lyon sont considérés comme références incontournables dès que l’on tente de décrire l’un des nombreux marqueurs de subjectivité langagière. La principale conclusion de l’ouvrage phare d’Orecchioni L’énonciation. De la subjectivité dans le langage (1980) est que « la subjectivité est partout ». En effet, elle est partout au sens où il n’y a pas de discours sans sujet et parce que l’acte de parole est un acte fondamentalement humain.

Cependant, cette valorisation du sujet et de sa présence dans les formes discursives tend à occulter un phénomène presque contraire, désigné intuitivement comme « effacement du sujet ». Notre thèse est que le sujet se manifeste aussi par la capacité du locuteur à « se mettre en retrait ». La conférence portera sur certains moyens linguistiques susceptibles de dé-subjectiviser le langage. Seront analysés des exemples de discours autobiographique où le rédacteur, paradoxalement, tend à annuler sa position du sujet.